Dans l’enquête sociologique «Ma Radio», attachement et engagement, Hervé Glevarec analyse le rapport des auditeurs à cette dernière, dont la consommation fléchit peu malgré l’éclatement des pratiques médiatiques sous l’effet du numérique. Directeur de recherche au CRNS, il a longuement interrogé un échantillon représentatif d’une vingtaine d’auditeurs, équitablement répartis entre la région parisienne et la Haute-Savoie. Il en ressort que la radio bénéficie d’une affection particulière, très personnelle, de la part des usagers.

Le média radio va-t-il bien ?

Il va bien même si, sur la décennie qui vient de s’écouler, les chiffres d’écoute sont légèrement en baisse, notamment du côté des jeunes générations. On peut faire l’hypothèse qu’il y a une incidence de l’irruption du numérique sur la radio… Mais le numérique lui a aussi fait gagner une dimension nouvelle de radiothèque. Elle est devenue un patrimoine sonore dans lequel on va piocher parce qu’on veut réécouter une émission, parce qu’on veut se cultiver. Elle fonctionne de façon documentaire. De ce point de vue, elle s’est enrichie.

A lire votre enquête, la dimension musicale de la radio semble rester son moteur essentiel…

C’est un mariage qui dure depuis les années 20 et donne à ce média sa dimension générationnelle. Une des redécouvertes de cette enquête est l’importance de l’âge des auditeurs dans leur rapport à la radio et sa structuration. Les chiffres le disent depuis longtemps, mais les entretiens le montrent concrètement : la radio est faite d’appartenances générationnelles et d’identités.

Vous écrivez que la radio répond sans doute plus que les autres médias à des phénomènes d’identité…

Cela vaut aussi pour la presse. Mais le lien entre la radio et les auditeurs est fort car particularisé. On a «sa radio». J’ai été frappé dans les entretiens par les expressions du type «c’est ma radio», «je m’y retrouve, je ne m’y retrouve pas», «ce n’est pas moi, c’est moi»… C’est un média pluriel politiquement, socialement, musicalement, qui a un public lui-même très diversifié. Il conserve aussi une forte dimension locale, que je ne pensais pas si importante : écouter les radios de son territoire a du sens non seulement car elles abordent les affaires qui préoccupent directement l’auditeur, mais aussi car elles donnent une identité à ce territoire en racontant son histoire.

Vous parlez de «familiarité». La radio s’inscrit dans le registre de l’intime ?

Plutôt dans un processus d’identification. On se reconnaît dans une radio par la musique prioritairement, mais aussi par la façon de s’adresser aux gens, par l’humour, par les sujets traités. L’appartenance socio-professionnelle compte aussi. Certains auditeurs le formulent très bien dans les entretiens : ils disent être attachés à Europe 1 mais que «France Inter, ce n’est pas possible pour eux», ou l’inverse. Il est d’ailleurs rare de rencontrer des auditeurs éclectiques écoutant de nombreuses radios. Si j’utilise le mot de «familiarité», c’est aussi parce que ceux qui sont attachés à la radio indiquent qu’ils l’écoutaient en famille avec leurs parents. Les personnes pour qui la radio n’a pas d’importance particulière signalent ne pas l’avoir écoutée pendant leur enfance.

En quoi la radio est-elle liée au temps ?

La radio engage trois temps différents. D’abord ce que j’appelle le «temps retrouvé» : elle permet de retrouver, notamment au travers de la musique, des titres, des genres musicaux auxquels on est attaché par génération. C’est aussi un «temps représenté». Demander à quelqu’un quelles radios il écoute, c’est immédiatement s’entendre répondre : «Je suis jeune, je suis vieux, j’écoute des radios de vieux, de jeunes…» Ecouter une radio vous donne un certain âge ou vous place face à votre âge. Par exemple, certains auditeurs disent : «J’ai 30 ou 40 ans, mais j’écoute encore Skyrock.» Je pense que cette question est plus déterminante que l’appartenance sociologique. Enfin, il y a le «temps présent», qui est un temps essentiel. Je reprends une formule très belle du le patron de Skyrock, Pierre Bellanger : «La radio est la présence au présent.» On écoute la radio parce qu’il faut l’écouter au moment où on l’écoute, et pas dans une heure. Cela vaut notamment pour l’actualité.

Sur cette dimension, la radio est de plus en plus concurrencée par les chaînes ou les sites d’info. Vous l’avez ressenti ?

Le prime-time de la radio demeure le matin. Or mes auditeurs m’ont très peu parlé de leur écoute de la télévision le matin. Je pense d’ailleurs que la télé les «handicape» un peu. Les auditeurs disposent chez eux de plusieurs «postes» de radio en associant notamment leur téléphone, avec une enceinte sans fil. Ce média circule facilement entre le lit, la salle de bains, la cuisine, la voiture… Il y a une continuité auditive que ne permettent pas tout à fait la télévision ou Internet.

La radio est de plus en plus concurrencée par des éditeurs de podcasts qui ne sont pas à l’origine des stations FM. S’agit-il du même processus d’écoute ?

Je ne sais pas si ce sont les mêmes ressorts que la radio, dont l’écoute est très située : ce que l’on écoute se passe maintenant, a de la valeur maintenant, tient au courant d’une élection, d’un débat, met en présence d’une personne qui est ici et pas ailleurs et va vous faire des révélations… Cet élément de situation est décisif. S’il est décalé, on tombe dans le podcast. Et puis, la radio implique la création d’un univers partagé : on sait que l’on écoute un programme en même temps que d’autres. Un podcast construit-il l’interactivité, la même communauté ? Pas sûr. La radio est perçue par les auditeurs comme ouverte et plurielle : c’est moi mais j’entends aussi des auditeurs qui ne pensent pas comme moi. Cet univers de participation citoyenne, avec une diversité d’opinions qui coexistent, est très valorisé.

L’avenir de la radio est-il pour autant garanti ?

Si elle continue à maintenir les fonctions qu’elle satisfait pour les auditeurs, c’est-à-dire d’être présente au temps et réactive, si elle continue à procurer de l’identité et de l’identification, je crois qu’elle va perdurer.

«Ma Radio», attachement et engagement, par Hervé Glevarec, INA, 120 pp, 6 €.

Source : Libération