Dans la lignée des radios libres, Skyrock, fondée en 1986, prend son envol dans le milieu des années 1990 en choisissant une voie radicalement nouvelle, celle d’un mix de musiques urbaines et d’une antenne ouverte à tous. Récit d’une aventure radiophonique.
“Total respect, zéro limite.”
Fondée en 1986 par le charismatique Pierre Bellanger, alors âgé de 28 ans, Skyrock succède à La Voix du Lézard, petite station parisienne, créée dans le sillage des radios libres. Radio d’expression populaire, Skyrock, installée dans des petits studios au Forum des Halles, se veut ouverte sur le monde. Le fondateur historique explique :
“Le but ? N’exclure personne et être écouté par le plus grand nombre. Nous sommes à la fois une radio libre et une entreprise commerciale. Notre choix a toujours été de parler sans entraves.”
“On a fait une radio ni pointue, ni commerciale, ni beauf”, se félicite pour sa part Difool, qui porte toujours haut les valeurs de son slogan : “Total respect, zéro limite.”
Dix ans après sa création, les dirigeants de la station, le responsable des programmes Laurent Bouneau en tête, décident de faire un choix audacieux. “Ils sont passés de R.E.M. à NTM”, résume Olivier Cachin, journaliste spécialisé dans les cultures urbaines. Plus de rock à l’horizon, la radio passe au rap et au RnB, un genre alors en pleine explosion sur les ondes américaines. En France, le pari est risqué. “Personne n’avait encore osé mettre en avant ces musiques populaires, rappelle Olivier Cachin. Il faut se remettre dans l’époque. Il y a vingt ans, aucun média grand public ne jouait du rap. C’était une musique qui n’avait pas le droit d’exister. Il n’y avait que MC Solaar qui passait en radio, c’était la caution musique urbaine, le poète du ghetto. Mais Skyrock décide du jour au lendemain de ne faire que ça et c’est une révélation pour plein de gens. On découvrait IAM, NTM, Doc Gynéco…” “La conjugaison de la culture urbaine et de la libre expression a rompu le cordon sanitaire qui entourait la nouvelle génération”, se souvient Pierre Bellanger. La publicité ne suit pas, pourtant, à l’époque déjà, la petite bande – restée la même aujourd’hui – est sûre d’elle : “On ne pouvait pas faire autrement, c’était cette musique qui nous faisait frissonner, c’était ce ton de liberté qui nous faisait vibrer”, résume le PDG.
Pour des artistes comme Mokobé, un des leaders du groupe 113, Skyrock a tout changé. En 1998, la station décide de passer un des titres du groupe, encore amateur. “Truc de fou” devient le générique de l’une des émissions phares de l’antenne. “A l’époque, c’était unique”, se souvient le rappeur. Côté ambiance, même son de cloche : la liberté prime. “Quand on venait faire un “Planète Rap” spécial 113 [l’une des émissions de l’antenne, NDLR], on arrivait rue Greneta [dans le 2e arrondissement de Paris où Skyrock s’est installée il y a quinze ans, NDLR] avec tout le quartier, parfois à 100 ou 150. Chacun avait le droit de proposer un son.” Ces habitudes ont toujours fasciné Olivier Cachin, qui revoit encore Fred, de “Planète Rap”, animer son émission entouré de 25 rappeurs fumant des joints. “L’ambiance était… particulière”, dit le journaliste.
“La radio des banlieues” ?
Les jeunes se reconnaissent dans ces artistes qui leur ressemblent.
Souvent caricaturée, Skyrock devient pour certains “la radio des banlieues”, une appellation que ses fondateurs réfutent : “Le rap n’ajamais été pour nous la musique desautres mais une nouvelle musiqueà aimer ensemble”, raconte Pierre Bellanger. Porté par la victoire des Bleus en 1998 et la montée du slogan “black-blanc-beur”, l’univers musical de Skyrock se popularise.
Les sons que l’on n’entendait nulle part ailleurs deviennent soudain les plus écoutés par les moins de 35 ans. Skyrock est désormais la deuxième radio FM, derrière le mastodonte NRJ. Aujourd’hui encore, le rap et les musiques urbaines sont les styles musicaux les plus plébiscités par les jeunes. Pierre Bellanger se félicite :
“Nous avons mis en valeur une génération montante, pour beaucoup vingt ans après l’arrivée de leurs parents en France, une génération pleinement française mais qui n’était pas regardée comme telle. Ce genre musical émergeait dans les quartiers, c’était le creuset d’une nouvelle culture urbaine, nous y avons vu le potentiel de la prochaine grande culture populaire”
Pourtant, certains rappeurs d’aujourd’hui se pincent le nez à l’évocation de Skyrock, à qui ils reprochent d’avoir fait une cash machine d’un genre censé rester à la marge. “Ils ont sorti le hip-hop des ghettos, le rendant moins pur, résume Olivier Cachin. La France est un pays romantique.”
Plus qu’une radio, un phénomène de société
La culture urbaine que promeut Skyrock, c’est aussi un langage, un ton, incarné par la libre antenne, le soir. Une émission que les ados écoutent autant que leurs parents la rejettent, un nouveau genre dont on parle dans les dîners et que les journalistes veulent décoder. Plus qu’une radio, Skyrock devient un phénomène de société. Animateur-star venu de Fun Radio – on se souvient de “Lovin’ Fun” où il était accompagné du Doc, Christian Spitz, au début des années 1990 –, Difool arrive sur Skyrock en 1996. Chaque soir et chaque matin au rendez-vous, David Massard – c’est son nom –, aujourd’hui âgé de 47 ans, s’éclate toujours comme un gosse. Le matin, c’est “le Morning”, émission musicale punchy qui réveille ses auditeurs de 6 heures à 9 heures. Le soir, il est à la tête de la “Radio libre” de 21 heures à minuit, libre antenne faite d’appels d’auditeurs et d’humour potache. Le mot d’ordre : se marrer. Aucune trace de lassitude dans la voix de l’animateur, qui semble pourtant faire les mêmes blagues depuis vingt ans. L’animateur s’en défend :
“Rien n’est figé, ça change tout le temps. Avant, les ados m’appelaient de la cuisine pendant que les parents étaient dans le salon. Maintenant, ils m’appellent de leur chambre. Internet et les téléphones mobiles ont tout changé. On est la caisse de résonance de tous les réseaux sociaux.”
“Chacun arrive avec son histoire, son quartier, son vécu, et peut toucher des inconnus”, résume Difool. C’est ça, la magie Skyrock : on ne rejette rien ni personne.
“A l’époque, on n’entendait pas de Rachid chez nos concurrents”, rappelle l’animateur. Sur Skyrock, on peut parler comme on veut. Difool assume : “Oui, on dit “bite” parce que c’est comme ça qu’on parle dans la rue. L’idée, c’est de déculpabiliser l’auditeur. C’est lui qui compte. Nous avons toujours voulu donner la parole à tous, sans tabous ni jugements.”
Difool a conscience de sa responsabilité : sur son antenne, les adolescents font leur éducation sexuelle et, sous couvert de légèreté, il prodigue de vrais conseils. Car les histoires racontées la nuit marquent. Vingt ans après, deux trentenaires partagent le même souvenir : “Je me rappelle d’une fille dégoûtée par ses règles.” Personne n’est plus capable en revanche de dire ce que la joyeuse bande a conseillé à l’auditrice… Ce qui compte, ce qui reste, c’est la “skysolidarité”, la certitude que si on a un problème, on n’est jamais seul.
Beauf ou tendance, Skyrock donne le la.
Toutefois, derrière ces concepts louables, les propos entendus sur la libre antenne ne volent pas toujours très haut. Nombreux sont ceux qui, au fil des ans, en ont critiqué le machisme ou la vulgarité. Le CSA en tête. En 2004, le Conseil supérieur de l’Audiovisuel épingle la radio pour des dérapages trash et demande à ce que ne soient plus diffusés avant 22h30 des propos susceptibles de heurter la sensibilité du jeune public, soit les moins de 16 ans. Une injonction qui n’intimide pas les animateurs, bien au contraire. En septembre 2007, à 21 heures, Difool et sa bande discutent longuement fellation avec une auditrice. Aucun détail pratique n’est épargné et la conversation grivoise n’amuse pas le gendarme de l’audiovisuel. Résultat : 200 000 euros d’amende et une grosse polémique médiatique. “Pathétique”, pour Pierre Bellanger, qui défend “la parole partagée sur la sexualité” comme une libération :
“Nous avons contribué à changer la société en luttant contre toutes les formes de discrimination et violence.”
Une position que soutient Difool : “On nous disait “trash” parce que la radio de l’époque était policée, cucul et vieillotte. Aujourd’hui, tout le monde nous copie !” Car si la parole sur la sexualité s’est libérée dans d’autres médias, c’est un peu grâce à eux. Beauf ou tendance, Skyrock donne le la. Son ton a fait des petits. Virgin Radio, NRJ, Fun Radio… Tous lui ont emboîté le pas et proposé des programmes tardifs au langage pas toujours châtié.
Quant aux accusations de sexisme qui courent depuis deux décennies, l’animateur les réfute. “La Marie”, seule fille de l’équipe, à ses côtés depuis toujours, joue la fausse ingénue, un rôle de gentille idiote souvent bousculée par ses camarades, mais qui a le mérite d’être là. “Je n’ai jamais adhéré aux quotas. Il y a des filles dans mon émission parce que je les trouve talentueuses, et je suis fier qu’elles soient là”, argue l’animateur.
Une défense qui semble bien légère aux yeux de ceux qui s’agacent d’entendre à longueur d’émissions les filles comparées, au choix, à “des chieuses” ou à “des chiennes”… “La vulgarité comme telle a vite ses limites. Notre cap, c’est l’émotion vécue avec les auditeurs…” affirme pourtant Pierre Bellanger. Aujourd’hui, les relations avec le CSA se sont apaisées et Difool philosophe : “Ils ont mis du temps à nous comprendre…”
C’est aussi cette persévérance qui explique la fidélité des auditeurs. Souvent critiquée, parfois acculée, la petite troupe qui entoure Pierre Bellanger ne se laisse jamais abattre. Et quand, en 2011, le patron de Skyrock est démis de ses fonctions de directeur général par l’actionnaire principal, Axa Private Equity, la mobilisation autour de lui est sans précédent. Hommes politiques – de François Hollande à Nicolas Sarkozy –, artistes, auditeurs, animateurs… Tous se pressent pour témoigner de leur soutien. Pierre Bellanger incarne davantage qu’une radio. La station rebelle est une institution. “C’est le moment le plus dur et le plus heureux de ma vie professionnelle résume le principal intéressé. Dans la douleur du moment, je vivais la confirmation de tout ce en quoi j’avais cru. Tous étaient là, faisant bloc, pour sauver l’identité Skyrock.” Mission réussie. Fort de tous ces soutiens, Pierre Bellanger est maintenu à la tête de la radio, sauvé par le patron du Crédit Agricole, Jean-Paul Chifflet, qui rachète une partie du capital. “La société française est comme ça, analyse Pierre Bellanger. C’est un club fermé mais au final on peut changer la donne.” Skyrock, petite radio partie de rien, est devenue un point de repère. Ses blogs, qui font parfois polémique, s’imposent comme le point de rendez-vous incontournable de la première génération internet. Même les démêlés judicaires de Pierre Bellanger (condamné en 2010 pour une affaire de mœurs) n’entament pas la réputation de la station, désormais solidement installée dans le PAF.
Mais attention, l’heure n’est pas à l’hommage, car Skyrock n’en pince guère pour les commémorations et ses dirigeants refusent d’être marqués au fer rouge par l’époque. Pierre Bellanger raconte :
“Notre radio a entamé au milieu des années 1990 une trajectoire qui la mène aujourd’hui au centre de la société. La génération qu’on a défendue pendant vingt ans arrive maintenant aux manettes.”
Le PDG aime croire que le meilleur reste à venir. “Je vois bien l’âge d’or de Skyrock en 2020 ou 2025 : Skyrock est la radio de la réussite du nouveau mix français.” Celle qu’il a rêvée en 1995.
Louise Pothier
Source : L’Obs