Dans “la Souveraineté numérique”, le fondateur et patron de Skyrock s’inquiète des ravages du numérique.
TéléObs. – Dans “la Souveraineté numérique” (Stock), vous écrivez : “Internet siphonne nos emplois, nos données, nos vies privées, notre propriété intellectuelle, notre prospérité, notre fiscalité, notre souveraineté”. Des positions surprenantes alors qu’on vous dépeint souvent comme un “libéral-libertaire” ?
Pierre Bellanger. – Un seul mot compte, c’est celui de liberté. Ce livre s’inscrit dans le prolongement de tout ce que j’ai fait depuis 30 ans : promouvoir la liberté. Seulement, cette liberté s’incarne aujourd’hui dans la reconquête de la souveraineté numérique, comme, jadis, elle pouvait s’incarner dans la chute d’un monopole avec les radios libres ou bien dans la liberté d’expression des internautes avec les blogs sous identité libre que nous avons lancés avec Skyrock. Ma ligne de conduite n’a donc pas varié. Mais soyons pragmatiques. Lorsque le pays est poussiéreux, refermé sur ses rentes, une sorte de club oligopolistique où il faut défoncer la porte pour pouvoir y entrer, utilisons toute la puissance d’internet pour ouvrir les portes. Maintenant, lorsque l’internet évolue en de nouveaux monopoles et met en cause les libertés pour lesquelles il y a eu tant de sacrifices et de combats, nous avons besoin de l’Etat et de sa souveraineté pour retrouver nos droits.
Vous parlez d’une “crise numérique” supprimant près d’un emploi sur deux dans le secteur tertiaire d’ici à 20 ans… Un peu apocalyptique, non ?
Ce qui rend crédible celui qui parle du tsunami, c’est le bruit de la vague qui arrive. Ne l’entendez- vous pas ? Cet essai a l’ambition de déclencher une prise de conscience collective en expliquant lucidement ce qui se passe. De dire voilà la mécanique qui est à l’oeuvre. Une mécanique qui s’accélère. Nos élus peuvent constater que le retour à la croissance ne s’accompagne plus d’un retour à l’emploi. Il y a découplage. Une crise économique supprime des emplois qui reviennent après la tempête. Une crise numérique supprime des postes qui ne réapparaîtront plus parce que remplacés par des machines et des programmes en réseau. C’est flagrant actuellement aux Etats-Unis. De plus, selon les projections, internet détruit quatre emplois pour un créé.
Vous fustigez une certaine naïveté à l’égard d’un internet souvent présenté comme une création un peu anarcho-bobo…
On s’émerveille souvent devant les start-up américaines qui seraient nées dans des garages. On oublie juste de dire que le garage se trouve, en fait, sur un porte-avions. Dans la réalité, bien sûr, il y a des créateurs d’entreprise et des équipes d’un extraordinaire talent. Mais, derrière internet, il y a aussi une logique de financement par l’armée qui est considérable. Les Etats-Unis, c’est 5 % de la population de la planète et 50 % des dépenses militaires mondiales. Cela crée une puissance financière qui innerve toute la société. Et puis il y a cette philosophie américaine qui considère qu’intérêts économiques et intérêts militaires sont intimement liés. Quand le renseignement militaire récupère des informations susceptibles d’intéresser des entreprises commerciales, elles sont transmises. Et quand les entreprises commerciales ont à disposition des bases de données gigantesques, elles sont mises à disposition des services d’Etat. A aucun moment, je n’en fais reproche aux Américains. La morale de l’espionnage place la faute non pas du côté de l’espion mais de celui qui se laisse espionner. Notre faute à nous, c’est d’être à livre ouvert, de ne pas avoir de protection. En résumé, je ne crie pas aux méchants loups. Je dénonce le fait que nous soyons édentés.
Ces données numériques que nous laissons derrière nous sont-elles toutes si importantes que ça ?
Les gens se disent : “J’ai juste cliqué sur trois sites, je ne vois pas où est le danger”. En réalité, vous laissez un nuage de données derrière vous. Et cette trace numérique est un dossier à charge qui sera utilisé contre vous. Prenons un exemple. Une entreprise hésite entre trois candidats pour leur confier une mission importante. La DRH va faire appel à une société de “shadow scoring”, une société qui recueille toutes les données vous concernant sur Internet et les réseaux sociaux afin de faire un profil d’évaluation de vos capacités à gérer un dossier complexe. De ces recherches, il va ressortir que vous allez avoir un bébé dans quelques mois. Et donc ne pas dormir de la nuit et avoir des cœurs plein les yeux. Vous perdre le dossier. Simplement parce que vous avez fait une recherche sur des sites de poussettes. Et la même logique de transparence forcée peut être utilisée pour un prêt, une assurance, un logement, une embauche …
Que préconisez-vous ?
Nous pouvons construire un internet européen fondé sur la propriété des données plutôt que sur leur pillage. On peut décréter par la loi que notre trace numérique nous appartient. S’il y a propriété, il peut y avoir vol, cela relève alors du pénal. On peut s’inspirer de Beaumarchais lorsqu’il créa le droit d’auteur. A l’époque, les acteurs, les imprimeurs, les propriétaires de salles considéraient que le texte leur appartenait, exactement comme aujourd’hui certains disent, c’est moi qui ai capté cette donnée ou qui l’ai mise sur un serveur, donc c’est à moi.
Un droit de propriété, est-ce suffisant ?
Dès lors qu’on institue la propriété des données, cela oblige à créer une nouvelle industrie fondée sur ces principes, de nouveaux logiciels respectueux des utilisateurs, c’est une nouvelle chance industrielle pour l’internet européen. A cela, on ajoute l’obligation de localisation des serveurs : toute captation et traitement de données sur le territoire européen reste sur le territoire européen et dépend de ses tribunaux. L’exportation de données hors du territoire communautaire doit alors faire l’objet de droits de douane, une “dataxe”. Chaque fois qu’on a un problème, il faut voir comment l’utiliser comme une solution. On a un énorme problème : on n’a pas de “résogiciels” français ou européens (NDLR : des groupes qui ont un contrôle total de la chaîne informatique, du terminal jusqu’au système d’exploitation en passant par les services et la valorisation des données). Comment transformer cela en atout ? Puisque nous n’avons pas de résogiciels locaux, on peut mettre en place la protection des données sans l’opposition d’un acteur européen et même favoriser l’essor de nouveaux acteurs industriels grâce à cette dynamique.
Demain, si rien n’est fait, quelles seront les conséquences de ces bouleversements numériques sur les médias français ?
Nous risquons, dans ce secteur comme dans les autres, de devenir une “miettocratie”. C’est-à-dire une économie nationale vivant des miettes laissées par une économie internet omniprésente qui nous aura échappé. Les résogiciels américains [des groupes qui ont un contrôle total de la chaîne informatique, du terminal jusqu’au système d’exploitation en passant par les services et la valorisation des données, NDLR] pourraient prendre la moitié du marché publicitaire en France, notamment grâce aux données de consommation recueillies par leurs services grâce aux portefeuilles électroniques des mobiles. Dans le cas de l’audiovisuel, l’exception culturelle française repose notamment sur le financement de TF1, Canal+, M6. Si ces derniers sont gravement menacés en tant que supports publicitaires, ce système culturel ne tiendra plus et tombera. Par ailleurs, la télévision internet de demain, la télé connectée, mettra en danger le nouvel et fragile écosystème de la TNT. Finalement seule une économie moléculaire fondée sur de toutes petites entreprises subsistera subordonnée aux géants du Net. Et ce processus s’accélère. On ne peut laisser faire ce délitement.
La radio est-elle encore un média d’avenir alors que se développent sur internet des services musicaux comme Deezer ou Spotify ?
Les nouvelles sont bonnes pour la radio car nous changeons d’époque. Hier, la prime allait aux radios conventionnelles, prévisibles, elles plaisaient au CSA qui attribue les fréquences et rassuraient les annonceurs. Les radios robots ont vécu leur âge d’or. Avec internet, elles sont menacées par les services musicaux. En revanche, pour toutes les radios à personnalité, tranchantes, aiguisées, vivantes, qui prêtent à controverse, le monde commence. Elles ne sont pas concurrencées par les robots du réseau, les nouveaux annonceurs les adorent, et elles vont avoir par internet l’égalité de couverture.
Skyrock fait-elle partie de celles-ci ?
Evidemment, et en tête ! Skyrock est une radio libre qui a été à contre-courant des conformismes depuis sa création. Cela nous a valu l’extraordinaire soutien de la nouvelle génération mais une violente discrimination administrative. La seule radio NRJ a obtenu plus de 320 fréquences contre 220 à Skyrock. Il n’y a pas Skyrock dans plus de 70 villes, cela a été le prix de notre liberté. Il a fallu parfois aller jusqu’à la grève de la faim pour nos fréquences. Les tribunaux viennent d’ailleurs de lourdement condamner l’administration pour cette discrimination (1). Malgré ces obstacles, nous sommes devenus le moteur des musiques urbaines, avons ouvert un dialogue sur la sexualité à l’utilité reconnue et rassemblé finalement la nouvelle France autour de la libre expression populaire de sa nouvelle génération. Nous sortons encore entravés mais vainqueurs de ce monde ancien. Heureusement, l’inégalité des fréquences s’estompe avec l’écoute internet sur mobile. L’heure est venue des radios à personnalité comme Skyrock ou encore RMC.
Encore faut-il trouver un modèle économique…
La radio diffusée par internet, c’est la précision de ciblage de l’internet mais sans mobiliser l’oeil sur un écran. En ce sens, la radio, c’est mieux qu’internet. Les audiences seront mesurées en instantané, et les écrans publicitaires, commercialisés en temps réel sur des places de marché virtuelles, chaque groupe d’auditeurs recevant les messages correspondant à leurs attentes et leurs comportements. C’est une révolution d’efficacité et de rentabilité pour la radiodans le respect, bien sûr, des données informatiques personnelles.
Le numérique aurait donc aussi de bons côtés ?
Le réseau est notre chance, c’est la conclusion de mon livre. Mais nous devons y maîtriser notre destin. Le réseau va tellement nous apporter que le monde du XXe siècle nous semblera un Moyen Age. Mais ces nouvelles libertés, ne les payons pas au prix de notre liberté.
Propos recueillis par Vincent Monnier
(1) Mi-février, le Conseil d’Etat a ordonné à l’Etat de payer à Skyrock la somme de 320 000 euros.
Source : L’Obs