INTERNET : DE L’AQUARIUM À L’OCÉAN

Quel sera l’impact d’Internet sur notre vie quotidienne, sur notre vie de citoyen ? Quelle est la logique du réseau et comment nous oblige-t-on à repenser les fondements politiques, économiques et sociaux de notre pays ? Autant d’interrogations auxquelles cette tribune tente d’apporter quelques pistes de réflexion. On exprime souvent un mystère par une métaphore, celle de l’aquarium et de l’océan se prêtait bien à ce propos, vous en jugerez par vous-mêmes.

Les cahiers de l'Audiovisuel

Le monde des aquariums

Le monde sensible dans lequel nous sommes immergés répond de lois physiques qui ont fondé nos organisations humaines et notre pensée. Ainsi, la matière, composée d’atomes dans un espace-temps tridimensionnel, crée, pour nous, un univers tangible fait de durées, de distances, de limites, de territoires et d’objets.

Cette géographie et cette matérialité ont été le support constitutif des États modernes, à savoir une souveraineté sur un territoire. L’État maîtrise une surface, y établit une réglementation interne et contrôle les échanges de personnes et d’objets à ses frontières. Chaque État est une sorte d’aquarium, un environnement gouverné par une règle et séparé de l’extérieur par le filtre de ses frontières. La règle commune détermine les droits et devoirs de chacun, les relations sont régies et les comportements codifiés. Outre les personnes, les objets et le territoire lui-même sont soumis à des usages normalisés. Enfin, l’État assure sa subsistance en prélevant une part de la plupart des transactions et des biens relevant de son territoire.

Cette clôture et cet isolement ont été renforcés par la langue, l’ethnie, la géographie et l’histoire. Le monde est ainsi devenu juxta­ position d’aquariums plus ou moins hétérogène. Cette organisation du monde a conduit les élites dirigeantes à, généralement, limiter leur réflexion au champ clos du territoire et à réagir à l’évolution du système par l’adoption de nouvelles règles, fondées le plus souvent sur la contrainte et la limitation.

Cette autarcie a été mise à mal par des événements transnationaux comme la guerre ou les migrations ; par des prises de conscience comme l’écologie ; par une logique nouvelle : le capitalisme ; par l’évolution des techniques : des moyens de transport et de communication et par, enfin, l’émergence d’une langue et d’une culture mondiales. Les techniques de communication ont d’abord fait appel à l’analogique.

Le monde analogique

Le codage analogique de l’information signifie que pour traduire une information sous une forme manipulable, on crée un analogue qui reproduit avec une autre ressource la forme de l’information d’origine. Par exemple, les amplitudes d’une onde sonore sont converties en variations d’un courant électrique qui en seront la transposition.

Chaque analogue est exclusif de sa source et nécessite la création d’une chaîne de traitement et de transmission spécifique. L’analogue d’une image ne peut être décodé par un décodeur analogique de son et réciproquement. Il s’est ainsi créé des filières propres à chacune des sources et incompatibles entre elles : texte, son, image fixe et animée. À chaque information, selon sa nature, correspond un mode de fixation, de reproduction et de distribution propre ; un sage et un appareil particulier et exclusif. Le son est transmis par la radio et enregistré sur bande magnétique ou gravé sur un disque, ces moyens disposant chacun de lecteurs ou de récepteurs ad hoc ; de même pour l’image dont le support chimique se verra transposé sur papier ou transmis sous forme d’image électronique par la télévision.

Trois technologies analogiques se sont succédé fondées sur l’impression (journaux, livres, disques), la photographie (cinéma), l’électricité (téléphone, radio, télévision). Ces technologies sont à l’origine du langage que nous utilisons pour décrire ces industries : la presse, le cinéma, le disque, les télécommunications, la radiodiffusion. Chaque industrie se développa de manière distincte, selon les critères propres à son procédé analogique. Des lois particulières s’appliquèrent à chaque domaine.

Dans ce monde analogique, le traitement de l’information est opéré à la source et le programme est diffusé par des émetteurs dédiés, sur des fréquences ou réseaux dédiés, à destination de récepteurs dédiés dont l’intelligence est limitée. La logique analogique conduit à ce qu’à chaque source (son, image, texte) correspond une transposition spécifique et un récepteur particulier, qui lui est dédié. Ainsi, on aboutit à un système qui créé des uni­ vers étanches, où se juxtaposent des chaînes d’émission-réception, fonction de la nature de la source d’information.

La radio, la télévision, la radiotéléphonie disposent par exemple de leurs bandes propres, de modes de diffusion spécifiques, de récepteurs dédiés et sont incompatibles entre eux. On ne reçoit pas la radio sur sa télévision et réciproquement.

Cette étanchéité est renforcée par les modes de radiodiffusion. Les propriétés des ondes variant avec leur fréquence, le spectre hertzien sera par commodité découpé en blocs dédiés. Chaque bloc est dédié à un usage parti­ culier et les récepteurs sont calibrés pour recevoir les signaux au sein de chacune de ses bandes de fréquence qui vont elles-mêmes être partagées entre plusieurs utilisateurs. Le nombre de fréquences disponibles -et donc des utilisateurs est limité par la nuisance qu’ils peuvent se causer en étant trop proches, le récepteur ne sachant pas les différencier et le mélange de deux analogues causant l’altération de chacun.

Le mode analogique et la logique des États ont façonné un monde caractérisé par :

  • la particularité nationale ;
  • la rareté des médias audiovisuels liée à l’usage du spectre ;
  • l’existence de monopoles et de services publics , notamment de télécommunications ;
  • les réglementations spécifiques à chaque média ;
  • le contrôle direct ou règlementaire de l’État sur les contenus et les moyens de transmission ;
  • la suprématie de médias et de programmes de masse destinés, du fait de leur nombre restreint, aux audiences les plus larges ;
  • le faible choix et l’imposition des programmes à un public passif ;
  • le cloisonnement des filières et des modes de consommation des sources (texte, image, son)
  • le financement des médias par la publicité destinée à une masse anonyme.

Les pouvoirs publics et la représentation nationale ont été formés à la pratique de ce monde et bon nombre de leurs réflexes intellectuels en sont l’exacte traduction. À l ‘analogique succède à présent une triple révolution du codage, de la manipulation et la transmission de l’information : le monde numérique.

Le monde numérique

🔿 La révolution numérique : La numérisation est le moyen de traduire sous une forme chiffrée unique -le code binaire – toutes les sources d’information (textes alphanumériques, graphiques, images fixes et animées, sons). Désormais une langue universelle existe. Toutes les sources peuvent être stockées, manipulées et montrées par une même machine, toutes ces sources peuvent être transmises dans un même flot de bits et sur un même canal. Cette universalité abat potentiellement les barrières entre ces industries jadis étanches.

🔿 La révolution informatique : L’informatique est la manipulation de l’information numérisée. Elle répond à la loi de Moore, le co-fondateur d’Intel qui expliqua, dès 1965, que la puissance des microprocesseurs doublerait tous les dix­ huit mois à prix égal. Cela signifie qu’en trente ans, avec la même somme, on achète pour plus d’un million de fois de plus de capacité informatique. C’est comme si le prix moyen d’une voiture en francs constants était passé en trente ans de 50 000 Francs à 5 centimes.

Andy Grove, le président d’Intel indique qu’en 2001, dans quatre ans, un micro­processeur contiendra 200 fois plus de transistors et ira 250 fois plus vite que les microprocesseurs évolués d’aujourd’hui. Le microprocesseur a eu 25 ans en l996 et depuis sa création, le coût pour copier ou conserver de l’information codée a été divisé par 10 millions. Suivant cette chute de prix de l’informatique, un Boeing 747 valant 1 milliard de francs en 1971 ne vaudrait plus aujourd’hui que 100 F, le prix d’une grande pizza (avec des pepperoni).

On a du mal à réaliser la magnitude sans précédent de cette innovation technologique. Un auteur américain a comparé le microprocesseur à l’invention de l’imprimerie en Occident par Gutenberg. Dans les cinquante années qui ont suivi les débuts de la presse à imprimer, le coût de copie et de conservation de l’information écrite a baissé de 1 000 fois. L’accélération de la diffusion des connaissances qui en résulta conduisit à la révolution industrielle et de manière ultime, 400 ans plus tard, aux premiers pas de l’homme sur la Lune.

Le coût de l’énergie passant de la force musculaire à la vapeur puis à l’électricité et au pétrole a connu aussi une considérable chute. Il s’en est ensuivi une prospérité et un accroissement du niveau de vie inconnus jusqu’alors. La chute des prix de la ressource informatique est plusieurs milliers de fois plus significative encore. Chaque semaine, les usines du monde produisent un milliard de nouveaux microprocesseurs. En 2000 ce nombre sera passé à 2 milliards par semaine. Il y a 26 ans, il était de zéro.

De cette croissance découlent quatre corollaires.

  • Le principe cannibale : l’informatique absorbe et intègre sans cesse de nouvelles fonctions de manipulation de l’information. Les ordinateurs ont étendu leur territoire des chiffres, aux mots, puis aux sons et aux images. Leur capacité de calcul les substitue peu à peu aux décodeurs analogiques.
  • Le principe de dissémination : L’informatique, après s’être fragmentée – le micro-ordinateur succédant aux grands systèmes se dissémine et se trouve associée à tous les appareils et à toutes les fonctions (des cartes de vœux parlantes à la distribution des billets de banque).
  • Le principe de réticulation : pour optimiser la ressource informatique disséminée, elle est mise en réseau de telle manière à ce que se créé un véritable système nerveux.
  • Le principe d’universalité : le micro-ordinateur est universel. Il est adapté à toutes les fonctions par les logiciels et les périphériques ad hoc. Il remplace aisément chacun des récepteurs analogiques bloqués dans leur spécialisation.

🔿 La révolution des télécommunications :

  • En termes de coût : le coût de transfert de l’information par modem a été divisé par cinq de 91 à 95, la transmission satellitaire connaît la même évolution. À titre d’exemple, en dollars courants, le prix d’un journal a été multiplié par 4 aux USA de 74 à 94, alors que dans le même temps, le prix d’une communication téléphonique directe baissait de près de moitié. Actuellement, aux États-Unis encore, l’industrie de mise en réseau des ordinateurs double sa productivité tous les ans.
  • En termes de trafic : la transmission de données représente aujourd’hui 50 % du trafic du réseau téléphonique nord-américain et lui procure 20 % de ses bénéfices. Les revenus de l’échange de données informatiques augmentent six fois plus vite que ceux du service vocal.
  • En termes de capacité : le téléphone peut transmettre jusqu’à six mégabits à la seconde avec une paire de modems appropriés, alors que la plupart des modems employés ont un débit d’au mieux 28,8 kilobits/seconde. Une seule fibre optique, -dont le prix devrait être divisé par dix d’ici cinq ans-, -quant à elle- un débit potentiel, selon des recherches récentes, de l’ordre du millier ou plus de gigabits par seconde, c’est-à-dire 200 000 fois plus rapide que le téléphone, c’est-à-dire un million de chaînes de télévision qualité VHS simultanément.

Il en résulte une disparition progressive de la distance (tout est accessible de n’importe quel point du globe), du temps (le transfert s’opère à la vitesse de la lumière), du prix (le coût de transport relatif au prix de l’information devient négligeable). Les conséquences de cette triple révolution sont aujourd’hui les suivantes.

🔿  Convergence des terminaux : les appareils analogiques entament leur conversion numérique et cherchent à s’universaliser : le téléphone se dote d’un écran, le téléviseur s’accompagne d’un décodeur. Ils affrontent un universel, multi-spécialiste : le micro­ordinateur.

🔿 Convergence des réseaux : les réseaux de distribution électronique spécialisés notamment le câble pour la TV et le téléphone pour la voix évoluent en transporteurs de bits indifférenciés en compétition.

🔿 Convergence des contenus : outre l’adaptation numérique des contenus, les éditeurs enrichissent leurs offres et les combinent d’une manière nouvelle : presse imprimée+ cédérom + service en ligne.

🔿 Convergence des modes de consommation : dans le monde analogique, la distribution des contenus était unidirectionnelle : le produit étant soit la production d’un contenu, soit l’assemblage de ces contenus (édition) distribués par le biais de canaux limités ; soit l’interconnectivité, la mise en relation des contenus créés par les utilisateurs : les télécommunications.

Dans le monde numérique, l’utilisateur a la possibilité non seulement d’agir sur le mode de consommation de ce qu’il reçoit (ce qu’il faisait déjà avec l’écrit) mais d’intervenir sur le contenu lui-même. L’analogique nous proposait la relation : « contenu-distribution­ personne » ou « personne-connexion-personne », le numérique nous permet de créer une relation « contenu-connexion-personne ».

La triple révolution du numérique, de l’informatique et des télécommunications connaît la fulgurante accélération de la loi de Moore mais aussi celle, exponentielle, de la loi de Metcalfe, l’inventeur d’Ethernet : la valeur et la performance d’un réseau croissent respectivement comme le carré du nombre et de la puissance des ordinateurs qui y sont connectés.

Ce que l’on peut traduire également par : le rapport coût-performance d’un ordinateur s’accroît du carré du nombre d’ordinateurs du réseau auquel il se connecte. N ordinateurs = N² de valeur potentielle.

Le numérique nous promet un monde où s’affaiblissent progressivement les systèmes conventionnels de diffusion unilatérale de télévision, de radio ou de commutation téléphonique centralisée, au profit de réseaux informatiques à l’intelligence décentralisée. Les utilisateurs disposeront demain de la ressource informatique nécessaire pour choisir d’être passif (interpassif) ou actif (interactif) dans leur consommation d’information et ce quand bon leur semblera.

Le cœur du foyer de demain sera un réseau informatique familial, ce réseau connectera l’intelligence disséminée du foyer et la reliera aux réseaux extérieurs. Chacun y accédera comme il veut. Pour chacun, cela signifie, à terme, un choix illimité d’informations facilement accessibles. La propre capacité de traitement de chaque poste permettra d’agir sur l’information ; de simple récepteur, il pourra devenir émetteur de demandes. Cette capacité d’interaction combinée avec l’adressage des informations reçues permettra une personnalisation de la relation émetteur-récepteur.

Il y a là un changement équivalent au passage du chemin de fer -où les passagers partent à une heure fixe vers une destination précise à l’automobile où chacun fait ce qui lui plaît. La triple révolution numérique-informatique-télématique (communication entre ordinateurs) irrigue tous les métiers et toutes les technologies. Les progrès dans la manipulation et la circulation de l’information ont un effet multiplicateur et accélérateur extraordinaire, dont les conséquences économiques, sociales et politiques sont profondes.

La vitesse de circulation de l’information conditionne la vitesse d’évolution de la société. Quand on passe pour transporter l’information de la vitesse du cheval au galop à la vitesse de la lumière, on supprime la résistance au changement, c’est-à-dire la viscosité de la société. La manipulation des données informatiques et leur transport à vitesse luminique crée un monde de viscosité zéro.

Cette déferlante historique remet en cause les modèles usuels de toutes nos activités. Elle nous oblige par là-même à réformer nos modes de pensée. Chacun devra demain confronter son activité à l’un des avatars les plus dynamiques de l’onde de choc numérique : Internet.

Internet

Internet est l’ensemble des réseaux d’ordinateurs ou d’intelligences informatiques reliés entre eux par tous moyens de télécommunications et utilisant pour leurs échanges le protocole de communication client-serveur TCP-IP (Transmission Control Protocol / Internet Protocol) ; un protocole de télécommunication est un ensemble de règles communes régissant un échange de données.

TCP découpe l’information destinée à l’envoi sur le réseau en paquets numérotés. Les paquets TCP issus de cette machine, serveur d’information, sont ensuite sous le contrôle du protocole IP, ce dernier les munit chacun de l’adresse de destination (comme une adresse sur une enveloppe) et gère leur transit par le réseau et ses relais jusqu’à la machine réceptrice (le client). Là le protocole TCP intervient à nouveau pour reconstituer le message à par­ tir des paquets reçus et demande au serveur les éventuels paquets manquants.

Le message fragmenté circule sur le réseau, passant de routeurs en routeurs, ces derniers orientent les paquets en choisissant le meilleur trajet disponible. Il n’y a pas de commutation, c’est-à-dire d’établissement d’une connexion physique entre l’émetteur et le récepteur. En employant l’analogie avec les chemins de fer, soit on a une ligne tracée entre deux villes, soit on a recours à des aiguillages qui établissent une liaison virtuelle, en faisant passer les trains d’une voie sur une autre.

Internet répond, quant à lui, à la métaphore de l’automobile. Une famille voyage dans trois véhicules ; chacun connaît la destination finale, mais va emprunter un trajet différent. Ils vont s’aider des panneaux indicateurs (les routeurs) et se retrouver enfin tous ensemble. Le protocole TCP/IP découple l’information adressée et le réseau par laquelle elle transite. On peut donc connecter aux infra­ structures à haut débit qui forment l’épine dorsale d’Internet tous types de réseaux de trans­ mission, y compris le réseau téléphonique. Ainsi Internet bénéficie de toutes les infra­ structures de télécommunications mondiales.

Cet inter-réseau (traduction française du nom propre anglo-saxon Internet) répond également à la loi de Metcalfe, à savoir que l’accroissement de la performance du micro qui se connecte croît proportionnellement du carré du nombre d’ordinateurs déjà connectés. Ainsi, en me connectant à un réseau de 100 ordinateurs, j’accrois de 10 000 fois l’efficience de mon micro ; si je me connecte à un réseau de 101 ordinateurs, je l’accrois de deux cents fois de plus, soit 10 201 fois.

On voit que le réseau le plus attractif est forcément le plus gros et que celui-ci se renforce encore et encore à chaque nouvelle agrégation. C’est un système sans numéro deux. Le second est le premier des perdants. Le premier réseau emporte toute la mise. Pour devenir le premier, il faut réduire au minimum les obstacles à l’agrégation. C’est ce que fait Internet.

🔿 Les protocoles sont du domaine public.

🔿  les infrastructures d’origine ont été financées par les pouvoirs publics jusqu’à ce que le réseau atteigne la masse critique solvable et soit repris par le privé.

🔿  Aucun matériel ni liaison dédiés ne sont requis, un simple PC avec un modem font l’affaire ; Internet permet à des machines incompatibles de communiquer entre elles.

🔿  L’adhésion au réseau ne dépend d’aucune autorisation administrative et ne nécessite aucune connaissance extraordinaire.

🔿  Les logiciels de connexion et de navigation sont gratuits, disponibles sur disquettes et cédéroms ou, mieux, téléchargeables.

🔿  La langue principale est la langue de communication mondiale : l’anglais et chacun peut, de plus, communiquer dans sa propre langue.

🔿  L’accès intuitif à une information multimédia est possible par l’intermédiaire de la mise en relation des données quelles que soient leur nature et leur localisation. En cliquant avec ma souris sur le mot « girafe » dans un texte ayant pour origine un serveur suisse, je suis mis en relation avec une photo de girafe se trouvant sur un serveur coréen. L’ensemble de ces liens entre les contenus les plus divers créé un réseau du savoir, une toile mondiale de connexion des connaissances : le World Wide Web. Les protocoles employés pour ce faire sont également publics, ce sont l’HTML (HyperText Markup Language) et l’HTTP (HyperText Transmission Protocol).

🔿  La majorité des informations sont consultables et copiables gracieusement, soit faute de technologie de paiement ad hoc, soit par la vocation des sources.

🔿  L’absence de contrôle a permis à tous les contenus possibles de se retrouver sur le réseau.

🔿  La coordination coopérative qui pilote l’évolution des standards employés sur le réseau s’est montrée plus efficace qu’une administration classique.

🔿  La capacité offerte à chaque ordinateur connecté au réseau d’être à son tour source d’information. Les outils éditoriaux sont de coût faible voire gratuits, les capacités de chaque PC le permettent aisément et la maîtrise des techniques ad hoc est à la portée d’amateurs éclairés.

🔿  Le courriel ou E-mail : l’ordinateur permet d’échanger des messages et des fichiers entre connectés identifiés chacun par une adresse de boite aux lettres avec le fameux arobace : @. La messagerie mondiale qui en résulte est l’application majeure d’Internet.

🔿  Un système de paiement partagé : chacun paie sa communication locale jusqu’au fournisseur d’accès, ainsi qu’une quote-part du coût de la liaison ascendante à haut débit de ce dernier jusqu’au réseau et ainsi de suite. Chaque maillon à débit moindre paye une part du maillon supérieur à plus haut débit qu’il exploite partiellement. Ainsi le coût d’accès au réseau est modeste : de 70 à 150 francs par mois suivant les options et environ 15 francs de l’heure de téléphone en communication locale, lorsque le fournisseur d’accès est à proximité. Ainsi, je peux converser en messagerie directe textuelle avec un Australien situé à Sydney au prix d1une communication locale.

On estime que près de 10 millions de serveurs sont interconnectés par Internet dont 60 % aux États-Unis. Le nombre d’utilisateurs serait de l’ordre, au début 1997, de 40 millions et devrait atteindre les 200 millions en 2000 ; la France représentant à ce moment autour de 1 % de ce chiffre avec de 2 à 3 millions de connectés et ce alors que moins de 2% des sites mondiaux seront de langue française.

La France, en ce début 97, dispose de 4 serveurs Internet pour 1 000 habitants, c’est un peu moins que la République tchèque (5) et beaucoup moins que la Californie (61) ou la Finlande (62). Bien entendu, ce calcul ne prend pas en compte le service en ligne propriétaire français Télétel et ses 23 000 services. En 2000, la France aurait environ 1,2 million de foyers connectés à Internet (comme les Pays-Bas), contre 9,6 millions en Allemagne, 7,1 millions au Japon et 36 millions aux USA.

La toile mondiale (Web) pourrait selon des estimations courantes représenter 12 térabits soit 12 millions de mégabits de données. Les autres services d’Internet comme les groupes de discussion (newsgroup), les serveurs de téléchargement FTP (file transfer protocol) et autres sous-systèmes atteindraient plus ou moins 45 térabits, soit au total près de 60 térabits. Ces chiffres croissent de manière exponentielle. À titre de comparaison, la bibliothèque du Congrès aux Etats-Unis contient approximativement 160 térabits de données (20 millions d’ouvrages). Elle sera, avant deux ans, dépassé par Internet devenu la première source d’informations mondiale. En effet, on suppose que le volume d’information disponible sur Internet double tous les six à huit mois. Alta Vista, un moteur de recherche (programme qui indexe tous les mots des pages disponibles sur la toile) en a recensé plus de 15 milliards, contenus sur 30 millions de pages Web.

Depuis le second incendie de la biblio­ thèque d’Alexandrie en 272 après J.-C. où brûlèrent la majorité des 500 000 ouvrages rassemblant l’essentiel des savoirs et des cultures antiques, on n’avait pas’ entrepris un tel rassemblement universel de connaissances. Le lieu n’est plus un temple de pierre et de marbre au bord du Nil, mais un réseau mondial d’ordinateurs. Internet révolutionne aussi les communautés humaines. Jadis résultant du lieu partagé, elles naissent aujourd’hui des idées partagées. Les nouveaux centres de gravité des communautés se nomment : centre d’intérêt, conviction, valeurs, foi, opinion, goûts, par-delà les barrières nationales. L’idée remplace la proximité et le réseau informatique constitue le lien entre ceux qui se ressemblent et ainsi se rassemblent sans se connaître. La géographie imposait la communauté de référence et de socialisation, elle sera demain de plus en plus choisie.

Internet révolutionne le commerce. Il sera le plus court chemin entre l’offre et la demande et proposera à chacune des parties l’analyse simultanée et permanente de toutes les propositions. La vente aux enchères et l’ajustement et la variabilité des prix en fonction constante du marché deviendra la règle, une sorte de Bourse permanente affectant tous les produits et services. Cette mise en relation devrait conduire à une spécialisation accélérée de l’offre, réaction naturelle, tant à la mise en compétition tous azimuts, qu’à l’accès à un marché véritablement mondial.

Internet, enfin, révolutionne les médias et la communication individuelle en les fusionnant. Chaque ordinateur connecté au réseau est un journal, une télévision ou une radio en puissance. Plus encore, chaque ordinateur peut être un lieu de réunion et d’expression. Aux médias centralisés audiovisuels diffusant à des récepteurs passifs, selon le modèle « un vers beaucoup » succède sur Internet une logique où tout le monde parle à tout le monde soit :  « beaucoup vers beaucoup ». C’est une gigantesque conversation multimédia qui s’établit ainsi. Internet, par sa rapidité, sa mutabilité et sa croissance ne s’apparente pas au modèle mécanique qui nous sert de référence depuis le XIXe siècle, il appartient à l’organique.

L’émergence d’un modèle organique

En 1990, Michael Rothschild comparait, dans son livre Bionomics, le fonctionnement de l’économie à celui des écosystèmes vivants. Le biologique se fonde sur l’information qu’est le patrimoine génétique, l’économique se fonde sur l’ensemble des informations stockées ou mémorisées par l’homme. La vitesse d’évolution de ces écosystèmes est liée à la facilité d’échanger et de dupliquer l’information. Il notait par ailleurs que la différence majeure entre l’évolution biologique et économique résidait dans la vitesse. Selon lui, le changement économique est un million de fois plus rapide que le changement biologique.

Le parallélisme de l’économie avec l’écosystème met en perspective les vertus auto-organisatrices et auto-régulatrices de la première. Il montre comment un ordre supérieur spontané, fluide, adaptatif et complexe peut émerger d’un chaos apparent et surtout se maintenir hors de toute planification centralisée. La forêt tropicale, les océans et les récifs coralliens ne répondent pas d’un quelconque plan quinquennal, ni l’industrie informatique d’ailleurs. La forêt amazonienne et l’économie humaine sont remarquablement similaires. Les populations qui habitent la forêt constituent un réseau auto-organisé et évolutif d’interactions, de rétroactions, d’une stupéfiante complexité. On y retrouve, entre autres, des relations de coopération, de compétition, de prédation, de parasitisme, de symbiose et de conflits d’intérêts opposés mais interdépendants… En est-il autrement de nos sociétés marchandes ?

Ce modèle est en contradiction avec le modèle conventionnel, qui voit l’économie comme une machine. Le vocabulaire machiniste est d’ailleurs largement mis à contribution : on nous parle de surchauffe, d’engrenage, de réservoir, de ralentissement, d’ accélération de refroidissement, de surcharge, de sou­ pape, de pression, d’injection, de pompe, de frein ou de réglage fin. Et lorsqu’on nous parle de croissance, on la mesure en production et non en transformation, Mais a-t-on jamais vu une machine grandir ? L’économie ainsi décrite en termes mécaniques, nécessitant les réglages et les ajustements d’un mécanicien extérieur agissant par leviers et boutons de commande, resserrant un boulon ici, ajoutant du lubrifiant là, est une métaphore de moins en moins adaptée.

Car, depuis quelques décennies, la pression de la compétition mondiale a contraint les entreprises modelées par l’âge industriel à se réinventer pour réduire les coûts, accélérer les processus de décision et les cycles de produits, accroître la qualité. Pour ce faire, l’entreprise classique centralisée et pyramidale s’est mise à tendre vers un réseau horizontal où la responsabilité des résultats à chaque échelon remplace la systématique chaîne des ordres. Il fallut sans répit faire plus avec moins. Remplacer le travail, les matières premières et l’énergie par du savoir-faire, c’est-à-dire de l’information.

L’information, qui permet avec du sable de plage de créer une fibre optique, se substituant à des tonnes de fils et de câbles de cuivre. Cette métamorphose employa pour s’accomplir toutes les nouvelles technologies de l ‘information (PC, télécopie, courriel, téléphone cellulaire, messagerie vocale, satellite, réseaux locaux télématiques… ). On passait de l’âge industriel à l’âge de l’information.

L’âge de l’information dé-hiérarchise, désintermédiarise et décentralise, au profit de réseaux horizontaux ouverts permettant le contact direct. Un fantastique maillage télématique remplace les modèles organisationnels, dont les meilleurs exemples furent l’IBM des ordinateurs centraux ou l’URSS. L’économie nouvelle qui ressort de cette mutation est bien plus complexe et évolutive que par le passé. Comme un écosystème, elle est bien trop diverse, multiple et combinatoire pour être conçue comme un engin réglable. L’économie accélérée et réseautée de l’âge de l’information évolue spontanément avec une incroyable productivité et à une vitesse phénoménale.

Internet appartient plus que tout autre à cette logique du vivant se transformant et se métamorphosant de manière imprévisible et sans direction extérieure calculée. Internet crée, par la connexion de toutes ces informations et la faculté qui nous est donnée de nous y mouvoir et d’y interagir, une simulation du monde libéré de toute contrainte physique un espace artificiel aux paramètres contrôlés, que le romancier William Gibson appela dès 1984 un cyberespace. Cet espace a été assimilé par un commentateur à l’océan du pré-cambrien, il y a 543 millions d’années, qui, soudain, dans une explosion de formes de vie, donna naissance aux organismes multi-cellulaires. Car Internet produit sans cesse de nouvelles entre­ prises qui cherchent leur niche de survie. Qui connaissait il y a encore peu : Alta Vista, Netscape, Cisco, Pointcast, Internet Explorer, Java, Cnet, Marimba, Freeloader, HOL, MSNBC, Mirandole, Nomade, Ecila, Amazon, CD Now, Expedia, Hotwired, Pathfinder, Club Internet, Feed, Wanadoo, France en Ligne, Slate, Yahoo et tant d’autres… ?

Toutes les variations les plus extravagantes sont possibles, toutes les combinaisons et les permutations verront le jour. Cette invention toute zoologique est l’esprit d’Internet d’aujourd’hui. Face à ces temps organiques, il faut remplacer l’état mécanicien par l’état jardinier. Le résultat de l’intervention dans un réseau de relations si complexe et mouvant ne peut plus être assuré et les effets pervers sont immanquables. Le rôle traditionnel du gouvernement évolue à son tour, de la planification plus ou moins rigide à l’accompagnement positif.et modéré de la croissance de systèmes économiques vivants.

La logique du réseau

Kevin Kelly, rédacteur en chef exécutif du magazine Wired, écrivit en 1994 un livre Dut of Control, sous-titré « The New Biology of Machines, Social Systems and the Economic World », qui se situe dans le prolongement des travaux de Rothschild. Il décrit bien, dans son ouvrage, l’importance des réseaux. Pour lui, de la même manière que la structure individuelle et centralisée de l’atome, avec son noyau et ses électrons tournoyant en un système planétaire, est le modèle symbolique des structures du XXe siècle, le réseau dynamique est le modèle organisationnel du XXIe siècle.

Un réseau est la mise en relation d’un ensemble de points, l’entité nouvelle ainsi formée tient de l’essaim et de la toile, elle n’a pas de centre où plutôt chacun de ses points est un centre, c’est une conscience résonnante et distribuée. Les échanges entre chacun des points ne répondent d’aucun contrôle supérieur. Le réseau admet l’erreur et l’imperfection et la corrige par la redondance. Internet, destiné à l’origine à survivre à un assaut nucléaire, est typique du réseau dont la fonction est de marcher même partiellement détruit.

Le réseau est capable de grandir à la manière des structures vivantes et de s’adapter par les logiciels qui y circulent et sont librement dupliqués. La naissance de la toile en est l’exemple : les internautes ont téléchargé les premiers navigateurs comme Mosaïc et s’en sont servi pour consulter un nombre grandissant de sites (ensemble organisé de pages hypertexte consultables par un navigateur). La croissance du nombre de sites fut stimulée par le nombre de logiciels client de navigation téléchargés et réciproquement. Il n’y eu aucune décision centralisée, aucun plan pré-déterminé. C’est arrivé spontanément.

Un réseau est ouvert, chacun de ses points est un point d’accès et de connexion, il peut se réarranger, croître dans une seule direction ou toutes sans altérer sa nature basique. Le réseau absorbe la nouveauté sans rupture : comme un vol d’oiseaux qui ne ”surcharge pas” au fur et à mesure que de nouveaux oiseaux le rejoignent. De la même manière, il n’y a pas de limite théorique à la taille d’un réseau informatique. Le réseau accepte l’hétérogénéité. Sur Internet, on peut se connecter avec toute intelligence informatique pourvu qu’elle accepte le protocole TCP/IP : un réfrigérateur, un téléphone portable, un Mac, un PC, une télévision, une montre, un Minitel et bien plus encore peuvent rejoindre le grand réseau. Le réseau rend les divergences cohérentes, il fait de la diversité un tout organique. Le réseau évolue constamment, il intègre en permanence le changement. Le réseau n’est pas une chose mais un processus. Ce n’est pas un substantif, c’est un verbe. Les Indiens Hopis ne parlent pas de l’homme en tant qu’être mais en tant que processus. En Hopi, on ne se qualifie pas d’homme mais d’hommant, c’est-à-dire d’un agir humain en action.

Le réseau reprend la logique de processus, où ce qui est important n’est pas ce qu’une chose est mais ce qu’elle fait, le service qu’elle rend et ce à quoi elle est connectée. Les flux ici sont plus importants que les ressources et la manière de se comporter et de communiquer avec le reste du réseau est essentielle. De cette logique émerge une culture du réseau. Alan Kay, un visionnaire de l’informatique cité par Kelly, explique que la détention de livres personnels à la Renaissance (la Bible de Luther) fut formatrice de la notion d’individu, De la même manière, les micro-ordinateurs réseautés individuels induiront une nouvelle manière de voir le monde et de s’y représenter. Le réseau allie la puissance de l’individualité autonome à la dynamique d’un collectif agissant en temps réel. De cette connexion émergeront des formes nouvelles d’action, d’expression et d’échange. On le comprend, le réseau est une forme d’organisation supérieure extrêmement résistante. Elle dépasse en performance les systèmes d’organisation conventionnels, qu’ils soient publics ou privés. Il est par conséquent peu vulnérable à l’intervention extérieure. Internet envahit le monde et en devient non seulement une dimension supplémentaire mais une dimension alternative.

Le monde océan, phase 1

Oui, Internet agit comme si la mosaïque des aquariums-États se retrouvait soudain plongée dans un océan immense. Les frontières demeurent. Pourtant, dans le métaquarium qu’est Internet, elles ont disparu. Cet univers est contre-intuitif pour les pouvoirs publics. Ils n’y ont plus leurs points de repère et, comme beaucoup d’acteurs institutionnels, se comportent comme des réfugiés de l’âge industriel dans un monde en voie rapide de numérisation.

Dans le monde océan, les réflexes de réglementation liés à la coercition n’ont plus de sens. Si, en effet, tel État m’impose des contraintes sans rapport avec les bénéfices qu’il m’apporte, j’irai virtuellement voir ailleurs. Le traitement et le stockage de l’information seront d’autant plus facilement délocalisés que le prix des télécommunications ne cesse de baisser. Si un programmeur est trop cher en France, notamment pour des raisons fiscales et sociales, on le choisira à Bombay ou à Boulder. Or, la manipulation de l’information devient la principale valeur ajoutée. La viscosité nulle du transfert d’information dans le monde Internet met les individus, les sociétés comme les États en compétition les uns avec les autres à l’échelle mondiale. C’est, dit Philippe Quéau, directeur à l’Unesco, un gigantesque court-circuit, préambule à de grands transferts de valeur ajoutée et de richesses.

Il ne s’agit plus de créer un cadre de contrôle, mais un cadre d’accueil. Pour ce faire, les pouvoirs publics mettront notamment en œuvre les dispositions suivantes.

  • Adapter la réglementation de telle manière à être le mieux-disant du G7 pour les entreprises, produits et services de l’âge numérique. Il est clair que les systèmes fiscaux et sociaux les moins efficaces., seront disqualifiants, surtout lorsque les Etats-Unis, centre de gravité d’Internet, proposent d’en faire une zone de libre-échange (rapport Ira Magaziner).
  • Concevoir les citoyens comme des clients d’une offre de service administrative qui peut être comparée et mise en compétition avec d’autres.
  • Stimuler la construction par les opérateurs privés d’infrastructures de communication de plus en plus performantes.
  • Permettre les expérimentations de transmission hertzienne, satellitaire et tous autres moyens.
  • Garantir la libre expression, en considérant Internet pour ce qu’il est : une conversation. C’est-à-dire un échange entre personnes équivalentes et non comme une collection de médias unidirectionnels consultés passivement. On palliera le contrôle des émetteurs par l’intelligence de filtrage individuel des récepteurs, grâce, par exemple, au logiciel PICS (Platform for internet content selection).
  • Adopter une doctrine juridique claire de qualification des faits dans l’univers virtuel : un serveur Internet par lequel transitent des fichiers illicites commet-il un délit ? Si oui, lequel et pourquoi ?
  • Laisser la justice se saisir des litiges informatiques et télématiques en évitant l’intervention de toute commission administrative (comme était prévu le Conseil supérieur de la télématique, par exemple) ; une chambre dédiée au TGI pourrait être créée et des juristes spécialisés formés ;
  • Écouter les associations de l’univers Internet comme l’ISOC (chapitre français de l’Internet Society), l’ AFPI, (l’Association Française des professionnels d’Internet) ou l’ AUI, Association des utilisateurs d’Internet.
  • Favoriser la protection des individus, en garantissant par un label les services et serveurs qui permettent l’anonymat et la vie privée.
  • Permettre le cryptage privé des informations transmises. Le système des tiers de confiance, conservant les clefs de cryptage à disposition de la justice, devrait se juger à épreuve des faits.
  • Assurer la protection de la propriété intellectuelle par la signature électronique des fichiers. La conférence de l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) tenue à Genève en décembre 96, va dans ce sens).
  • Adapter les réglementations du monde réel au monde virtuel, en permettant toutes formes de passerelles entre les deux, notamment dans le domaine financier et bancaire.
  • Stimuler les investissements en réticulation, numérisation et formation ad hoc des personnels des entreprises par une double déductibilité fiscale : on peut déduire en charges le double des amortissements ou des dépenses effectuées à ce titre.
  • Adopter une déduction fiscale à destination des particuliers pour l’équipement informatique domestique.
  • Baisser la TVA sur les télécommunications au taux le plus bas : la TVA sur le téléchargement d’un livre ou d’un article ne doit pas être-supérieure à celle du livre ou du journal.
  • Favoriser la concurrence des opérateurs de télécommunications en accélérant la baisse des prix.
  • Transformer le système éducatif autour d’un réseau d’information et de formation. Ce n’est pas seulement un ordinateur qu’il faut mettre dans chaque classe, mais transformer chaque ordinateur en professeur.
  • Favoriser le multilinguisme : la bataille n’est pas celle du français contre l’anglais. Mieux vaut d’ailleurs que la langue mondiale soit l’anglais plutôt que le chinois. La bataille est celle du multilinguisme des sites Internet : que chacun puisse accéder à l’information dans sa langue.
  • Former un corps de police spécialisé sur Internet et destiné à protéger les citoyens.
  • Entreprendre un programme d’incitation à la numérisation et à la mise en réseau systématique de l’ensemble des sources textes, son et images.
  • Montrer l’exemple en repensant l’administration dans un monde numérique : apprendre à faire plus pour moins au lieu de toujours faire moins pour plus. Une des premières mesures serait de généraliser l’accès en ligne aux services et documents administratifs.

Toutes ces mesures d’accompagnement correspondent à une première phase de coexistence entre Internet et les pouvoirs publics. Cependant, il faut imaginer plus loin. Car, en effet, Internet remet en cause la puissance publique fondée sur le monopole de la violence physique sur un territoire donné : il n’y a plus de violence possible, ni même de territoire. Que deviennent alors la légitimité et la souveraineté de l’État ?

Le monde océan, phase 2

Internet, interconnexion de réseaux hétérogènes, est une architecture distribuée et non hiérarchique. Il n’y pas de tour de contrôle d’Internet. Le maillage physique redondant et les protocoles employés font que le parcours d’un message ne peut être déterminé a priori ; de la même manière qu’en m’engageant avec mon véhicule sur le réseau routier, s’offre à moi une infinité théorique de possibilités de me rendre à ma destination.

Si le transport était gratuit et sa durée nulle, je pourrais imaginer de passer par Helsinki et Istanbul pour me rendre de Paris à Lyon, si la voie directe était encombrée. Sur Internet la fermeture d’un site ou d’une liaison est sans conséquence sur les autres sites : les données suivront une autre voie d’acheminement. Les machines connectées, disposant d’une intelligence propre, ”re-routeront” les messages dans cette nouvelle configuration.

Si une liaison est coupée, elle est contournée. Si un site est interdit, il peut être dupliqué par des sites miroirs et son contenu disponible sur une myriade de sites différents. Internet fédère des communautés démographiques, comme le territoire des communautés géographiques. Si les critères de l’indécence sont établis par un consensus propre à chaque communauté géographique, ils n’ont pas de sens, hormis les atteintes aux biens et aux personnes, dans un réseau de communautés d’idées ou chacun accède individuellement. C’est pourquoi un contenu interdit ici trouvera toujours sur le réseau des âmes sœurs pour le propager.

L’éditeur d’un contenu illicite selon certains États -de la « pollution occidental » pour les Asiatiques, des messages terroristes pour des prisonniers politiques iraniens ou encore, en France, le livre du docteur Gubler- peut utiliser la couverture de re-routeurs anonymes garantissant le secret de l’identité de l’envoyeur. Si cet routeur est fermé -c’est arrivé récemment en Finlande – on utilisera le logiciel Anonymizer développé par un étudiant de l’université Carnegie Mellon qui permet de naviguer sur Internet sans laisser de traces.

L’Anonymizer agit comme intermédiaire entre vous et le réseau, jamais la source et la destination ne sont en contact.

Si votre fournisseur d’accès Internet français ou singapourien vous interdit de vous connecter à un site ou à un groupe de discussion particulier, vous vous rendrez par ce premier fournisseur d’accès à l’adresse d’un second situé aux États-Unis auprès duquel vous aurez pris un abonnement et vous rentrerez ainsi, sans payer de communication internationale, dans l’Internet libre. Compte tenu du vote du Communications decency act (CDA) aux USA, qui pénalise la circulation de contenus pornographiques sur le réseau, l’Antigua, nation des Caraïbes, s’est proposé d’ouvrir aux Américains des accès Internet non censurés.

Si vous ne voulez pas que le contenu de vos messages soit lisible par quiconque, y compris les pouvoirs publics, vous pourrez utiliser des logiciels de cryptage du domaine public comme PGP (pretty good privacy). On ne peut faire respecter un feu rouge à un essaim d’abeilles. On ne peut arrêter Internet.

Internet en tant que réseau est hors de contrôle des États. Demain, de plus, les réseaux satellitaires géodésiques de téléphonie sans fil offriront des connexions anonymes de n’importe quel point de la planète à n’importe quel autre.

Le cryptage de l’information rend le flux échangé opaque à ]a puissance publique. Demain, toutes les transactions et compensations financières pourront s’effectuer sur Internet sans aucune intermédiation permettant le contrôle étatique.

La chasse aux contenus illicites, contestables ou non-conformistes (pornographie, haine, apologie de délits, terrorisme, subversion, escroquerie, piratage informatique…) ressemble à une agitation politique à destination de l’opinion plutôt qu’à une réelle prise de conscience de la révolution que constitue le réseau. Les mesures de contrôle, de filtrage et de censure des contenus sont vaines. Les pays qui s’y essaient ne peuvent que se rendre à l’évidence. Singapour, la Chine, la France, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne pour citer les principaux semblent singulièrement démunis.

Toutes les réglementations imaginées aujourd’hui pour Internet concerneront les honnêtes gens. Les lois applicables au réseau seront respectées par ceux qui y auront intérêt ou qui le voudront bien. Les individus et les organisations qui décideront de passer outre ne seront pas véritablement inquiétées. Il en va de la réglementation d’Internet comme du port d’arme. Cela ne concerne que ceux qui en font la demande, les malfrats, quant à eux, ne sont pas gênés par cette formalité pour se procurer hors de toute légalité des lance-roquettes. Il est d’ailleurs surprenant que l’échec de la prohibition des stupéfiants n’ait pas en la matière servi de leçon.

Il est illusoire de vouloir faire appliquer la loi commune à ceux qui ne le voudront pas. Nous devrons donc faire cohabiter deux mondes, celui de ceux qui auront choisi la légalité et celui de ceux qui préféreront les voies alternatives. La cohabitation de ces deux mondes sera affaire d’intérêt et de mesure de risque. De la même manière que le marché noir des cigarettes s’accroît proportionnellement à l’augmentation des taxes qui frappent le tabac dans les circuits légaux. Pour que le respect volontaire de la loi soit le choix du plus grand nombre, l’État devra se réformer en profondeur. Il lui faudra démontrer que la légalité est plus rentable que le non-droit.

L’adoption du système de transactions financières sécurisées C-SET (Chipsecured electronic transaction) approuvé en mars 97 par les autorités françaises pourrait permettre une intermédiation légale, lors du chiffrement des communications privées et, comme le système français à la particularité d’identifier le donneur d’ordre, une taxe de transaction électronique pourrait être prélevée par l’État. Le système C-SET dérive du protocole SET, destiné à être compatible au niveau mondial avec les réseaux internationaux de cartes bancaires.

Si l’État opère un prélèvement modeste, en échange d’une garantie de services issue d’une coopération inter-étatique, la taxe pourra se justifier et le service apporté par l’Etat être une réelle valeur ajoutée. Le système sera donc compétitif avec le circuit alternatif. Si ce n’est pas le cas et si l’État est un simple parasite, l’État et les entreprises entreront en conflit et sur le réseau comme ailleurs, les entreprises sont plus rapides et plus adaptatives que les États.

Après la compétition opposant les administrations entre elles des débuts d’Internet, il est probable qu’il y aura, dans un second temps, compétition entre les entreprises et l’État, les premières disposant d’une solution alternative y compris dans la création de monnaies privées. Si l’État est incapable de se réformer, de véritablement se métamorphoser dans ce nouveau contexte, il verra basculer peu à peu des pans entiers de l’économie dans le cyberespace. Perdant toute capacité de contrôle et de prélèvement, ses ressources diminueront jusqu’à le contraindre à l’inévitable changement.

L’auteur de science-fiction Neal Stephenson qui écrivit Snowcrash, un désormais classique de la littérature des mondes virtuels, a, dans un article récent pour Time Magazine, mis en garde contre la mise en faillite définitive de l’État du fait d’Internet. En effet, les gouvernements ne peuvent fonctionner sans les recettes qui proviennent des impôts et taxes. Dans le monde physique, la part du revenu individuel et national prélevé est telle que la pression sera considérable, pour que les particuliers comme les entreprises fassent migrer au moins une partie de leurs transactions à l’abri du fisc, dans l’anonymat des échanges électroniques du réseau.

Les pouvoirs publics, à moins de transformer leurs fonctionnaires en Talibans de l’Internet, brûlant en place publique nos processeurs Pentium, collecteront de moins en moins de ressources, L’État réduira ses prérogatives, licenciant en masse, laissant au privé ses missions annexes pour tenter de conserver ses fonctions régaliennes. Si le moins d’État sera certainement un soulagement, il se peut qu’il soit de courte durée. Un État affaibli, relégué au statut cérémonial des monarchies modernes, ne nous protégera pas contre les prises de pouvoir par des milices locales, l’envahissement des mafias ou la confrontation au terrorisme d’autres États.

L’Etat est le garant du respect des droits fondamentaux de chaque citoyen et de la démocratie en général. Première des entreprises de services, il accomplit des missions fondamentales de sécurité, de protection des biens, des personnes et de l’environnement, de solidarité et d’infrastructures… Mais aujourd’hui, à des degrés divers suivant les pays, l’État a atteint un seuil d’inefficacité et de dépenses quasi intolérable. Incapable de se réformer, il empile et accumule tares privilèges et gaspillages. Seule la banqueroute pour cause d’Internet l’obligera, semble-t-il, à se remettre en cause. Si cette prise de conscience est trop tardive, nous risquons une situation hybride, mêlant des restes d’État financés par des contributions volontaires à une anarchie montante.

En 1994, un essayiste, Robert Kaplan, prédisait une extension de l’anarchie dans certaines régions du monde. Analysant l’effondre­ ment de l’État du fait des pressions conjuguées de la démographie, de l’écologie et des conflits ethniques et culturels, il avait le pressentiment de vastes territoires livrés aux bandes armées. L’exemple de l’Afrique de l’Ouest vint confirmer son intuition. La désagrégation de l’État laisse la place aux armées privées rivales, se muant parfois en dictatures, et contrôlant des territoires aux contours flous et mobiles.

Plus proches de nous, les États de l’ancienne URSS nous montrent chaque jour les méfaits de la corruption et de la prise de pouvoir par les mafias. Internet, provenant des systèmes de téléphonie satellitaire accroîtra selon toute vraisemblance le chaos, tout en générant une dynamique parallèle d’économie immergée, protégée paradoxalement du crime organisé. L’État contourné parce qu’improductif et parasitaire, l’État dépérissant faute de recettes et nous livrant à l’arbitraire et à la violence, ce scénario doit être pris en compte. La fragilité des États du Sud est plausible à présent au Nord, du fait d’Internet. Face à ces menaces, la réforme de l’État est urgente.

France 2010

Cette réforme de l’État ne peut ressortir que d’une prise de conscience collective et d’une volonté commune. Il s’agit de rassembler les citoyens dans un défi partagé. Dans le monde mosaïque, chaque État, chaque société fixait ses règles et modelait les conditions d’existence de ces citoyens. Ainsi, par ce cloisonnement protégeant les arbitraires, les principes de la réalité pouvaient être, dans chaque pays et chacun à sa manière, détournés et ignorés. Car la réalité implique l’effort, la souffrance, l’ascèse, la remise en cause, l’insécurité, la responsabilité individuelle. Et le fait d’échapper à la réalité n’est qu’un soulagement temporaire dont on se cache le coût. De plus, en reculant sans cesse l’échéance inéluctable de remise en phase avec le monde, on la rend d’autant plus douloureuse que l’on aura tardé. Ce cloisonnement est dépassé par l’océan monde. Lutter pour maintenir l’ordre ancien dès lors qu’il est inadapté est le principe même de la décadence ; incarner l’ordre nouveau plus performant est le principe même de la modernité.

Aujourd’hui, la France ne maintiendra pas sa place en s’accrochant au passé, mais en se projetant dans l’avenir. C’est-à-dire en affirmant une excellence pour ses citoyens dans le concert mondial. Pour faire de la France le meilleur choix pour vivre, travailler, créer, entreprendre, enfanter, l’État français doit réviser ses structures et son fonctionnement à l’aune de cette seule ambition. On ne peut rien créer de grand sans fierté, sans espoir, sans projeter dans l’avenir le meilleur de soi. Dans un monde numérique, quelle sera la place de la France ?

Notre ambition pourrait être d’être le pays de référence en matière des conditions offertes aux citoyens pour s’accomplir. Lorsqu’on descend un courant en bateau, on ne peut diriger son embarcation qu’en allant plus vite que le courant. Au lieu de nous fermer au changement du monde, précédons-le, devenons les meilleurs de la nouvelle règle du jeu globale. Ce projet collectif serait à mettre en œuvre sur treize ans à partir de 1997, il s’intitulerait « France 2010 ». Il y aurait un débat national pour fixer les termes de cette ambition d’excellence mondiale. Un référendum apporterait ensuite la légitimité populaire à cette entreprise.

Cette mobilisation nationale pour France 2010 ressemblerait au débat populaire qui nous anima lors du référendum de Maastricht ; elle prendrait la forme d’un engagement, non pas à l’égard de pays tiers mais de nous-mêmes. Un pays, la Malaisie, s’est engagé dans une dynamique similaire avec «Vision 2020»: un ensemble de directions, de projets et de mesures visant à faire de la Malaisie un pays pleinement développé en 2020. Le projet a mobilisé les élites politiques et économiques, ainsi que la nation toute entière. Il nous faut donc créer un État de l’âge numérique pour ne pas sombrer avec les restes de l’État analogique.

Un État garant de la démocratie, de la liberté des idées et des marchés est le meilleur terreau des innovations technologiques. À nous d’utiliser ces derniers pour défendre nos libertés.

Pierre BELLANGER
Président de Bellanger – Filipacchi

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