Pierre Bellanger, PDG fondateur de Skyrock, auteur d’un livre sur la souveraineté numérique, lance un cri d’alarme et rappelle la nécessité d’étendre la République au cyberespace.
PDG fondateur de la radio Skyrock, Pierre Bellanger est l’auteur de la Souveraineté numérique (paru chez Stock en 2014), un concept qu’il a été parmi les premiers à introduire dans le débat public en France. Ce partisan d’une régulation forte de l’Etat sur un sujet qu’il considère éminemment «régalien» alerte sur les dangers de captation de la valeur économique générée par le numérique au seul profit d’une poignée de géants, tous américains, imposant leurs écosystèmes technologiques et confisquant nos données.
A l’heure d’une globalisation dont Internet semble incarner le stade ultime, n’est-il pas étrange de voir fleurir ce thème de la souveraineté numérique ?
Le monde des empires coloniaux du XIXe siècle était une globalisation. Cette domination n’a pas résisté à la volonté de liberté des populations. Une colonie est sous autorité étrangère, ses ressources sont dépouillées et la liberté d’expression est sous tutelle extérieure. Cette domination coloniale, on la retrouve aujourd’hui transposée sur le réseau. Nos échanges et données sur Internet sont soumis à un droit étranger. Pire, notre statut juridique est celui de l’apatridie : nos données ne sont plus protégées par le droit européen parce que logées dans des serveurs outre-Atlantique et ne sont pas non plus soumises au droit des Etats-Unis parce que nous ne sommes pas citoyens américains. C’est intenable. Chacun doit pouvoir utiliser le réseau avec les garanties de liberté et de droit de sa Constitution. Il y a aujourd’hui une prise de conscience mondiale de cet impératif de maîtrise démocratique.
Pouvez-vous définir ce concept de souveraineté numérique ?
La souveraineté, en démocratie, consiste en une loi commune choisie par tous sur un territoire donné. Cette souveraineté instaure un droit qui garantit notre liberté. La souveraineté numérique, c’est l’extension de la République au cyberespace.
Pour vous, la souveraineté numérique est avant tout un concept économique ou s’agit-il de renforcer la défense de son cyberterritoire ?
C’est un concept politique qui fonde nos libertés et droits dans le cyberespace. Le citoyen numérique existe sous forme de données. Agrégées, ces données individuelles forment un réseau de données solidaires qui nous associe tous : c’est à la fois le peuple et le territoire. Sa frontière est délimitée par le chiffrement qui en détermine l’accès et l’usage. Sans souveraineté sur ces données, pas d’économie équitable : actuellement certains joueurs voient les cartes des autres car les maîtres du réseau contrôlent les données. Il n’y a pas de défense non plus : sans secret, pas de stratégie. Autrement dit sans souveraineté, notre seule assurance est la bienveillance étrangère.
L’affaire Snowden (la révélation de l’écoute des communications du monde entier par la NSA américaine) a-t-il été le détonateur qui a tout changé ? Les acteurs globaux que sont les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) vont-ils devoir s’adapter à des nouvelles cyber-souverainetés locales ?
L’indépendance nucléaire impliquait une puissance de calcul informatique. C’était un impératif de souveraineté. L’Europe oublia ensuite qu’elle avait été un centre de gravité créatif du réseau : le Français Louis Pouzin en inspira les protocoles, l’anglais Tim Berners-Lee, inventa le Web, jusqu’au Finlandais Linus Torvalds, développeur du noyau du logiciel libre Linux… Bien plus modestement, France en ligne, lancée avec France Télécom en 1993 pour créer un service en réseau, fut abandonnée au profit du navigateur américain Netscape… Mais c’est Edward Snowden en 2013 qui ouvrit les yeux à la planète sur la perte de souveraineté des Etats à l’ère numérique. L’acronyme Gafa est pour sa part inapproprié car seuls comptent les systèmes d’exploitation. Les services, aussi puissants soient-ils, dépendent de ces logiciels qui pilotent les machines.
Le risque de la souveraineté numériquen’est-il pas de favoriser ce que les défenseurs des libertés numériques appellent une “balkanisation des Internets” ?
La fin de l’Empire britannique était-elle une balkanisation ? L’Internet libre et ouvert du Web est marginalisé. L’accès au réseau par le mobile et les applis devient majoritaire dans ce que les Anglo-Saxons appellent des «walled gardens», des jardins clôturés. Sur mobile, nous utilisons des services coordonnés, associés à leur plateforme de distribution et à leur système d’exploitation. Cette fragmentation a déjà eu lieu et l’utopie originelle d’un Internet hors sol et appartenant à tous est en péril. La souveraineté numérique donnera une assise démocratique au réseau.
Cela ne sera-t-il pas un frein au développement des économies ?
La subordination n’est pas un facteur de développement. Nos innovations sur mobile sont soumises au bon vouloir de plateformes omnipotentes. L’innovation y est sous tutelle. L’interopérabilité ? Elle est moribonde : les systèmes d’exploitation privés se rendent incompatibles entre eux. Au contraire, nous devrons à la souveraineté numérique de garantir une neutralité du système d’exploitation, condition du développement et de l’innovation.
Penser la souveraineté numérique sous un angle juridique a-t-il du sens si cela ne s’appuie pas sur un écosystème technologique et industriel puissant ?
Tout l’écosystème numérique est là mais en mode puzzle, non assemblé. Il ne lui manque rien sauf une base solide. Nous avons tous les services pour faire fonctionner la maison, mais il nous manque ses fondations.
Comment regagner le terrain perdu ?
D’abord en décidant du terrain. Celui de la République. La souveraineté numérique interrompt le pillage des données, localise juridiquement les services et les serveurs, assure une compétition équitable. Ensuite, comment offrir une alternative ? Sur le réseau, c’est le plus ouvert qui gagne. Il faut un réseau d’applis ouvert et collaboratif soutenu par une communauté et porté par un système d’exploitation (SE ou OS pour Operating System) conçu sur le noyau libre Linux : le SE souverain. Un chiffrement des données garant des libertés et de la vie privée mutualise ces données entre les applications. Toutes les briques logicielles non spécifiques sont mutualisées entre les applis, réduisant d’autant les coûts de développement. Le SE n’est plus concurrent des applications qui l’utilisent, et tous, entrepreneurs comme utilisateurs, peuvent y retrouver les garanties et le choix des meilleurs services.
Pourquoi les Gafa devraient-elles partager leur souveraineté numérique avec les Etats ?
La souveraineté est la prérogative des Etats et non des entreprises. Les grandes entreprises américaines du réseau sont en symbiose avec leur Etat d’origine. Une industrie du renseignement s’est d’ailleurs développée à partir des réseaux sociaux. Et ces grands acteurs savent s’accommoder des exigences des nations autoritaires. Il leur sera d’autant plus facile de respecter les lois des démocraties. C’est d’ailleurs leur intérêt. L’absence de droit actuelle génère instabilité et colère, ce qui les menace. Seul un droit équitable garantit la sécurité à long terme, pour nous, comme pour eux.
Que dites-vous à ceux qui vous accusent de nous ramener à une conception de la souveraineté dépassée ?
Que feraient ces gens si leurs données disparaissaient subitement, si elles étaient détournées et leurs vies brisées en quelques manipulations numériques ? Ils prendraient l’avion pour porter plainte au tribunal de San Mateo en Californie ou découvriraient-ils soudain que Nanterre, c’est plus près ?
Ne revient-il pas à chacun de conquérir sa propre souveraineté numérique ?
Les élites éduquées au réseau s’en sortiront. Mais il faut penser collectif. La modernité, c’est ce qui protège les faibles. N’oublions pas la majorité qui place toujours sa confiance dans l’action publique.
SOURCE : http://www.liberation.fr/futurs/2016/05/20/pierre-bellanger-utiliser-le-reseau-avec-les-garanties-et-libertes-de-son-propre-pays_1454038