LA CHRONIQUE DE GASPARD KOENIG. La question de la jouissance et de l’utilisation de nos données personnelles devient un débat central de nos sociétés avec en toile de fond le procès instruit aux Gafa. De quoi relancer un affrontement idéologique que l’on avait un peu vite enterré.
Les Gafa sont sous le feu des critiques. A Davos, George Soros a condamné le monopole de fait qu’exercent Facebook et Google. L’accaparement des données personnelles par un petit nombre d’acteurs menace les principes mêmes de la société ouverte en ôtant peu à peu aux citoyens leur autonomie cognitive. En cliquant tous les jours sur des « conditions d’utilisation » illisibles et non négociables (selon une étude de Carnegie Mellon University, un Américain moyen en signe près de 1.500 par an, ce qui correspondrait à 76 jours de lecture), nous nous dépossédons d’une partie non négligeable de notre personnalité. Agrégées, exploitées et souvent revendues en échange d’une gratuité illusoire, nos data nourrissent des circuits économiques pour qu i nous sommes à la fois matière première, produit et consommateur.
Face à ce constat désormais largement partagé, il est fascinant de voir réapparaître les différentes écoles de philosophie politique.
Les utilitaristes, qui triomphent aujourd’hui dans la Silicon Valley, plaident pour le statu quo. Si l’objectif est de maximiser le bien-être collectif, alors la centralisation des data ne peut qu’améliorer l’efficacité des processus. Après tout, nous bénéficions de services sans précédent à des prix dérisoires, le ciblage publicitaire affine en continu la qualité des offres et la subtile organisation des réseaux sociaux nous dispense d’entendre des opinions contradictoires : de quoi se plaint-on ? D’où l’idée, formulée sans rire par le patron de Criteo, d’établir un « consentement universel » au pillage de nos données.
Les socialistes, quant à eux, ont davantage conscience de la dissymétrie du rapport de force et y répondent par leur formule habituelle : l’impôt et la redistribution. Voilà pourquoi un hiérarque du PS a pu proposer récemment de taxer les Gafa pour reverser 50.000 euros à chaque Français à sa majorité. Il faudrait en un sens dédommager les citoyens de leur travail de production de data – de manière uniforme et égalitaire, sans se soucier de la diversité des préférences individuelles et au risque d’engraisser encore davantage l’Etat providence.
Les sociaux-démocrates, plus pointilleux sur la question des libertés, estiment que la protection de la personne ainsi que le respect des droits fondamentaux suffiraient à rétablir l’équilibre. C’est toute la logique du règlement général sur la protection des données (RGPD), aujourd’hui à l’étude au Parlement français. Le citoyen numérique se voit attribuer davantage de droits (droit à l’oubli, portabilité des données, etc.) tandis que les plates-formes devront respecter des obligations strictes (pour la sécurisation des données, la minimisation de leur traitement, etc). Le risque d’une telle approche est de freiner l’innovation en interférant avec les processus internes des entreprises.
Enfin, les libéraux, parmi lesquels je me compte, imaginent une solution fondée sur la propriété privée et la rémunération du capital. Si chacun disposait formellement d’un droit de propriété sur ses données personnelles, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, nous pourrions en disposer librement (usus), les transférer ou les détruire à notre convenance (abusus), ou également les céder au prix du marché (fructus). Dans ce dernier cas, c’est Facebook qui devrait nous payer ! Le contrôle de la donnée serait ainsi décentralisé et rendu à son producteur originel, une blockchain suffisant à valider les transactions. Ce mécanisme est défendu depuis plusieurs années par la grande figure libertaire de l’Internet qu’est Jaron Lanier , à la fois dans son livre « Who Owns the Future ? » (2013) et dans un récent papier de recherche cosigné avec des universitaires de Stanford. De quoi remettre sur ses pieds (et dans nos poches) la chaîne de valeur de l’économie numérique.
Qui a dit que les idéologies étaient mortes ? Les voilà plus vives et plus nécessaires que jamais pour traiter des grandes questions de l’âge numérique.
Source : Les Echos