Force majeure : engloutie par le digital ?

Force majeure ! La clause de force majeure, voilà donc une clause dont on ne sait plus très bien si elle relève de la clause de style ou de la clause essentielle à un contrat. Il faut dire que le terme juridique de force majeure résonne plus qu’il ne parle. Il invite les négociateurs de contrats, au voyage et  vient chatouiller l’imagination des plus rigoureux de nos juristes suintant leurs codes et lois. Car ce terme, croyez-le ou pas, semble en quelque sorte… habité. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer à son évocation,  l’imperceptible raidissement de l’épaule penchée sur l’ordinateur, le tressautement de la plume du Mont Blanc glissant sur le papier ou encore le léger frisson qui court de la nuque à l’échine des négociateurs, comme passerait un fugitif mauvais songe … 

Force majeure : plongée vers l’inconnu ?

Oui, voilà, le terme « Force majeure » n’est décidément pas un terme comme les autres : il est habité ; il y a en lui une sorte de hantise. Vient se nicher dans la force majeure quelque chose de quasi-intime qui pourtant relève de l’inconscient collectif et qui attrait à l’inconnu, à l’insaisissable, aux catastrophes.Ainsi, la force majeure viendrait donc illustrer à l’envi les propos du doyen Carbonnier, selon lequel, « les règles de droit issues de la société, les coutumes, les lois ont nécessairement un reflet dans l’individu. Le droit de notre pays passe dans nos artères, dans nos muscles, dans notre esprit » (Flexible droit, Jean Carbonnier , LGDJ, 1992, p. 341) Selon lui, le droit pénètre donc l’individu, à un tel point que « nous sommes ce que nous ont faits les coutumes séculaires, ce que nous fait aussi le dressage de lois plus passagères. Le droit modèle l’homme ; il le déforme à l’occasion ».  Voilà donc qui semble expliquer que la force majeure soit habitée ; habitée par ces galions chargés de marchandises dont les connaissements volent au vent parce qu’elles n’ont jamais pu parvenir à bon port ; habitée par ces produits spécifiquement commandés au prix d’un lourd contrat à une usine qui se perd dans les précipices d’un tremblement de terre ; habitée par ces cargos pourtant empressés de pénalités cloués par les gaz et la cendre opaque qui s’échappent d’un volcan réveillé !!

Oui, il y a dans ce terme de force majeure une dimension infra performative mais pleinement métonymique. Elle conduit l’esprit vers l’inconnu, l’événement fâcheux, la disparition ou pire la catastrophe. Corrélativement la force majeure réalise aussi une tentative par la raison, d’emprise sur l’événement qui lui échappe (que les juristes qualifient de cause étrangère), afin d’en appréhender par le droit les situations et d’en gérer les conséquences. La force majeure relève donc, de la part des parties à un contrat, d’une véritable volonté de projection et d’anticipation d’un inconnu qui rendrait impossible la réalisation de leurs obligations. Elles tentent d’en ciseler les contours et les impacts pour éviter qu’à l’impossible ou, pour être plus exact, au rendu impossible nulle partie ne soit tenue. L’exercice est délicat car les conséquences sont lourdes : l’impossibilité de mettre l’autre partie en face de ses engagements et de ses responsabilités et donc de se voir indemniser pour l’obligation inexécutée. Car l’objet de la force majeure consiste, dans le surgissement d’un événement, à opérer un dégagement des obligations et de la responsabilité qui pourrait découler de l’inexécution dont l’imputabilité de la faute est impossible… C’est donc dans ce surgissement en dehors de tout contrôle frappé en quelque sorte, selon les anglais, de la puissance de Dieu (act of God), que se justifie la force majeure.

Sauf que…, sauf que la dimension éminemment prédictive des technologies nouvelles, vient déjà bouleverser ce concept et le rapport que doivent entretenir les parties non seulement à leurs obligations, à la force majeure mais au-delà aussi, à leur rapport de responsabilité (voire encore à leur capacité à s’assurer auprès des assureurs quand cette responsabilité peut être engagée). Oui, il apparaît que la dimension prédictive des technologies nouvelles va apporter un puissant élément de rationalisation dans l’appréciation de l’événement inconnu conduisant à l’exécution impossible. Il va aussi modifier en profondeur l’évaluation du comportement du débiteur, dont la prudence des engagements et l’adéquation de ses réponses aidées par la technologie, à une obligation empêchée.

Que les parties frissonnent, que les obligations se froissent et que les contrats se déchirent, les outils prédictifs ont potentiellement la solution quasi démiurgique pour atténuer l’inconnu de l’événement et raffermir le lien contractuel dans une technologie au service de l’exécution des engagements.

Force majeure : le droit comme incertitude ?

Dès lors, la force majeure, dans ce nouveau monde, peut-elle encore avoir un sens du point de vue du droit ? Il faut dire que le concept, souffrant de l’absence de définition dans le Code civil des Français, s’est longtemps cherché, subissant les hésitations de la doctrine et de la  jurisprudence. En effet, l’ancien article 1148 du Code civil posait le principe d’une exonération de responsabilité en cas d’inexécution causée par la force majeure, mais sans la définir. Laissée à la liberté des parties et à leur imagination, les errements doctrinaux et jurisprudentiels à propos de ses critères constitutifs, condamnaient les parties à des décisions d’oracles aux mains de la Pythie… Un peu juste pour la sécurité juridique des transactions dans un monde d’incertitudes (voir Direction juridique : repenser le droit face à l’incertitude, La Loi des Parties, septembre 2016)…

En 2006, la Cour de Cassation fixe la jurisprudence : la force majeure se comprend d’un événement présentant à la fois un « caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution » mais qui n’a plus besoin d’être extérieur au débiteur (Cour de Cassation, Assemblée plénière, 14 avril 2006, n°02-11-168, Bulletin Assemblée plénière, n°5). La réforme du droit des contrats vient installer définitivement cette jurisprudence en lui conférant à défaut de pleine force légale, force réglementaire (voir : Réforme du droit des contrats : comment l’appliquer ?, La Loi des Parties, octobre 2016). Elle lui consacre donc dans une section V, relative à l’inexécution, un article entier pour conforter ces vieux critères forgés par les épreuves du temps et les savants. Oui, doctement l’article 1218 pose désormais les critères et le régime de la force majeure : ils s’inscriront désormais dans ce cadre. A bien lire, il pourrait cependant paraître à certains égards, pour un anachronisme, une sorte de droit disqualifié par l’anticipation du cours des choses offert par la technologie prédictive, la vie robotiquement ajustée ou algorithmiquement assistée…

Nouvel article 1218 : la disruption digitale des critères de force majeure ?

Selon les dispositions du nouvel article 1218 du droit des obligations, la qualification d’un événement de force majeure devrait répondre à quatre critères, pour être recevable.

  1. Existence d’un événement qui échappe au contrôle du débiteur

La force majeure se concrétise avec un la réalisation d’un événement futur qui se situe en dehors du champ de contrôle du débiteur empêché. En un mot, il s’agit d’un événement sur lequel le débiteur ne peut avoir aucune action lui permettant d’influer sur le cours de l’événement. Si elle semble confirmer l’abandon de l’ancien critère d’extériorité de l’événement par rapport au débiteur, la notion de contrôle de et sur cet événement est déterminante pour évaluer son impact sur l’empêché et ses conséquences sur l’exécution des obligations de ce dernier. Il appartient donc au débiteur empêché qui invoque la force majeure de prouver que la circonstance est hors de son contrôle, et qu’elle n’a pas non plus pour origine, sa propre négligence. Dès lors, le contrôle ne peut donc s’interpréter autrement que de manière concrète c’est-à-dire à la mesure des moyens matériels et des connaissances dont le débiteur dispose, quand le contrat se négocie et se conclue.

Or, s’agissant d’acteurs professionnels qui contractent informés, éclairés, renseignés, les moyens matériels tout comme les connaissances devront, à l’avenir, s’apprécier avec les nouvelles possibilités. Ces possibilités sont celles qu’offre un big data gavant de gourmands algorithmes en flux continus pour les transformer en puits d’informations… comme il a pu exister des puits de science… En effet jusqu’à présent, « les transactions s’opèrent dans un environnement pauvre en données » constate Pierre Bellanger. De ce fait, il relève que : « la formation des décisions souvent irrationnelle ressort pour se justifier de l’interprétation magique de données partielles, partiales ou périmées. Les acheteurs comme les vendeurs évoluent dans la brume ». Cependant cette situation est en pleine évolution : « les marchés actuels, grâce aux réseaux informatiques, voient la quantité d’informations sur les parties prenantes, les produits et les transactions exploser. Une information immédiate, personnalisée, localisée, contextualisée, corrélée transforme le marché » (La Souveraineté numérique, Pierre Bellanger, Stock 2014, p. 82). Les événements susceptibles de venir troubler ou perturber une bonne exécution contractuelle sont emportés dans le même tourbillon d’informations disponibles sur simple clic.

L’appréciation de l’événement de force majeure et de son risque n’échappe donc pas à cette nouvelle donne des données.  Ces données, recueillies, conservées, analysées et corrélées historient les événements en numérisant le passé et le transforment en équations pour déterminer un avenir toujours plus probabilisé qui ne laisse, pour des professionnels prévoyants et organisés, que peu de place à l’imprévisible. Les algorithmes éclairés aux données offrent, au moment de la conclusion du contrat, la possibilité de matérialiser et d’anticiper le risque en « reprenant le contrôle » des circonstances sur le cours des choses. La réponse apportée en amont consistera en une mise en équation des données antérieures collectées lors d’événements similaires et posant un rapport mathématique probabilisé sur l’événement qui modifie en profondeur les notions de contrôle et de négligence : la « brume » de l’ignorance ne serait plus permise et si un homme averti en vaut deux, combien vaut l’inconnu d’un homme averti par le big data ?

Les conséquences sur l’exécution contractuelles devraient, elles aussi être mieux anticipées, mieux déterminées : elles seront étudiées en considérant une base d’événements avérés établis à partir de données corroborées à l’objet du contrat. Elles permettront de déterminer les conséquences généralement constatées sur l’événement et auxquelles ce dernier donne lieu dans ce type de cas ; ainsi une durée moyenne de paralysie causée par ce type d’événement sera calculée et une liste des remèdes opérationnels pertinents pourra être établie selon la circonstance et le degré d’impact… En l’absence de perte de contrôle, la force majeure serait-elle encore possible ?

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Source :  La loi des parties